Le basketteur s'astreint lui aussi à respecter des rites. Lors des lancers francs, il fait très souvent rebondir minutieusement un certain nombre de fois son ballon, parfois il s'arrête pour infléchir ses jambes, et enfin il déploie ses bras en accompagnant le plus possible sa balle comme si la main porteuse devait aussi terminer sa courbe au fond du panier.
Le golfeur quant à lui, plus solitaire, se concentre aussi à sa manière. Il balance son club à plusieurs reprises à côté de la balle délicatement posée sur le tee, lève son regard sur son objectif qui peut parfois paraître aussi loin que l'horizon et enfin lâche son geste circonflexe. Une fois le coup parti, il infléchit son corps comme si cela pouvait influencer la courbe de sa balle pourtant loin à ce moment-là.
Tous les sportifs respectent des rites plus ou moins complexes et démonstratifs. On pourrait dresser une longue liste de gestes dictés par des manies qui tiennent parfois autant de la superstition que de la technique. Qu'ils soient célèbres (John Mac Enroe ne marchait jamais sur les lignes du court avant de servir une balle) ou anonymes, les sportifs, dans leur quête du geste parfait, ont chacun des habitudes établies, des règles propres, quasiment des coutumes.
La réussite de leurs tentatives est une affaire personnelle, même en sport d'équipe ils sont seuls pour réussir ou rater. Tout dépend de leur faculté à répéter parfaitement les rituels mis au point lors des entraînements.
Pour le quillous c'est différent, car si le résultat est personnel, l'obtention de celui-ci se joue à deux.
Certes, le tireur possède des placées qui lui sont propres et qui façonnent son style. Comme ses autres collègues sportifs, il ne se départit jamais d'habitudes précises : une manière de « piter » sa quille de main , un certain nombre de balancés, une façon de regarder le plomb ou la rue , une prise de quille douce ou au contraire plus sèche, une façon de rebattre en souplesse ou en force.
Mais à l'inverse du rugbyman, du footballeur, du basketteur, du golfeur et de bien d'autres sportifs, il n'est pas tout seul à être responsable de sa réussite ou de son échec.
Quand il est au pied de sa quille de main et qu'il commence à balancer sa boule avant de tirer, il est certes en phase de concentration mais aussi en position d'attente.
Qu'attend-il ? Tout simplement que son collègue (ou équipier peu importe) ait terminé de préparer son plomb .
Ce fameux plomb qui devra pencher comme il faut pour faciliter le choix et gagner une rebattue supplémentaire.
Et ce fameux plomb , si important pour gagner des quilles, ce n'est pas lui qui le « pite ». C'est son collègue de club. Et parfois même, son adversaire direct ! Imaginez un instant le gardien de but qui vient placer lui-même le ballon de son adversaire avant le penalty…impensable ! Imaginez aussi le golfeur qui prend un club tendu par le caddy de son concurrent direct…invraisemblable !
Aux quilles de neuf, la confiance est autant une habitude de jeu qu'une valeur intrinsèque.
La relation qui existe entre le « piteur » de plomb et le tireur en est la parfaite illustration.
Quoiqu'en dise certains sur les plantiers, un plomb bien « pité » donne confiance. Si tel n'était pas le cas, le piteur de plomb ne prendrait pas autant de soin à accomplir sa tâche. De plus, il ne demanderait pas (ouvertement ou simplement par le regard) l'approbation du tireur concerné.
Ainsi, le piteur de plomb est indissociable du résultat du tireur.
Encore une fois, si tel n'était pas le cas, pourquoi, lors des parties disputées en six points, fussent-elles amicales, chaque équipe pite-t-elle ses propres plombs ? Pourquoi, lors des finales de championnat, de coupes ou de concours, chaque tireur a-t-il son piteur de plomb attitré ? Toujours lors de ces finales, pourquoi est-il fréquent que l'on « repite » un plomb alors que le tireur précédent l'avait manqué ?
La relation particulière qui s'instaure entre le tireur et son piteur n'est pas une simple gageure. Il s'agit bel et bien d'un lien très important qui repose la plupart du temps sur un choix déterminé avant de démarrer le tir. Les deux partenaires passent en quelque sorte un contrat moral dont l'objectif est la victoire. Pour cette raison, le piteur doit rendre à son tireur la confiance donnée en s'appliquant lors de chaque jeux.
Le duo, une fois formé, évoluera ensemble du début à la fin du tir. Mais si tout paraît simple à première vue, rien n'est uniforme. Au contraire. Il y a plusieurs types de relations entre le tireur et son piteur .
Amusons-nous à dresser une typologie des duos.
Il y a le duo de circonstance. Celui-là peut se former lors du premier jeu, la rue droite . « Tu veux que je te pite les plombs ? » Le refus n'étant quasiment jamais de mise, cette simple question formalise le duo jusqu'au saut-au-cor . Ce duo sera donc celui du jour. Il n'est pas forcément amené à se reconduire. On le voit fréquemment lors des tirs de qualifications pour les concours de clubs, notamment lorsque des joueurs viennent effectuer le tir tout seul. Le piteur est alors un joueur du club hôte qui tient la permanence : il est polyvalent puisque bien souvent il balaie ou ratisse en même temps qu'il pite les plombs . Si la performance n'est pas pour autant assurée, l'entente est acquise car le tireur est bien content de trouver cette aide précieuse et spontanée. Par respect pour le tireur qui a fait le déplacement pour participer au concours, le piteur devra faire attention aux demandes précises. Pour ce faire, il posera souvent la question de confiance avant le tir : « il te va ? ». Il sera donc parfois amené à repiter un plomb trop serré ou trop ouvert.
Il y a le duo des vieilles habitudes. Ce duo se connaît depuis longtemps. A l'inverse du piteur de circonstance, celui-ci connaît parfaitement toutes les habitudes de son tireur. Ainsi, il évite toute demande en pitant exactement le plomb selon le bon vouloir du tireur. Il sait qu'à la rue droite , lors du second essai, il faudra le pencher un peu dehors pour qu'il explose plus facilement vers la quille du fond, sait-on jamais, le cinq et choix sera peut-être au rendez-vous ! Un peu plus tard, au batte-neuf revers , il sait qu'il faudra orienter le plomb vers le neuf. Ce duo se pratique depuis longtemps et bien souvent, le piteur d'un jour peut être le tireur du lendemain car chacun se connaît bien. Pour certains quillous , la force des habitudes est une véritable philosophie, et si la confiance s'acquiert facilement, elle se fidélise avec le temps.
Il y a le duo éphémère. Celui-ci a la particularité de s'altérer au fur et à mesure que le tir se déroule. En règle générale, il est composé d'un tireur sérieux et d'un piteur distrait. Ce dernier n'hésitera pas à engager et surtout tenir conversation avec un spectateur, parfois même avec le marqueur qui sera à son tour distrait au point de devoir demander à un tiers le nombre de quilles abattues par le dernier joueur. La conséquence est facile à deviner : le tireur s'en remettra à lui-même pour les plombs ou bien sollicitera un adversaire, tout simplement. Bien sûr, avant d'en arriver là, il y aura eu quelques remarques bien senties à l'attention du piteur distrait. Mais l'humour et la patience ayant leurs limites, le tireur prendra acte et préfèrera s'en remettre à quelqu'un d'autre qui aura au moins la qualité de suivre le jeu plus que les conversations annexes.
Il y a le duo des superstitieux. Il se forme à la demande du tireur et souvent bien avant que le tir ait lieu. En effet, le tireur se souvient que lors d'une finale gagnée, ses plombs furent pités par untel. Parfois, ça peut remonter à plusieurs mois ou années. Parfois même, le lieu du tir est une donnée qui entre en ligne de compte : le tireur explique que sur tel plantier, en telle année, pour telle compétition le piteur s'appelait untel. Devant tant de précision, comment refuser de piter le plomb ?
Il y a le duo à risque. Celui-là est très particulier. Il se connaît bien. Le piteur sait que le tireur est exigeant, à la limite maniaque. Quant au tireur, il sait avant de jouer, que tous les plombs ne seront pas exactement comme il veut. Le risque majeur que prend ce duo est de provoquer un orage. Certes un orage isolé qui ne s'abattra que sur deux protagonistes, le tireur et le piteur en question, mais un orage quand même. En fait, tout repose sur la réussite du tireur. Si celui-ci est en vaine, tout peut très bien se passer, même s'il peut y avoir des réflexions du style : « …il vaut mieux que je m'applique pour faire bon… ». Si par contre, le tireur faute souvent, tout peut aller très vite. Aux réflexions dont tout le monde profite peut se joindre le geste : le tireur arrête de balancer, pose sa boule et part repiter lui-même le plomb. En général, c'est au tour du piteur désavoué d'asséner sa réflexion et malheur au tireur si le coup est faux suite à cet épisode. Si tout cela fait sourire autour, ce petit manège engendre de la pression et parfois même de la discorde dans le duo concerné. Le plus surprenant dans tout cela, c'est que ce duo peut se reformer la fois suivante…
Il y a le duo exclusif. Ce duo a la particularité suivante : il ne s'occupe des quilles que lorsque le jeu le concerne. En dehors de ce moment précis, il ne ramasse aucune quille abattue, ne demande rien aux autres tireurs lors des rebattues sur la position du neuf ou de la première quille de la rue. Pendant que les autres joueurs tirent, le duo exclusif discute, commente, lit et analyse les scores, se sert un verre de vin blanc, mais en aucun cas ne s'intéresse à l'évolution du jeu en cours. Et si, à quelques mètres, un joueur pite deux ou trois quilles, peu lui importe. Selon les circonstances, ce duo amuse ou énerve mais en aucun cas ne laisse personne indifférent.
Il y a le duo familial. Pour celui-là, ce n'est pas compliqué, il peut se composer du père et du fils, parfois aussi du grand-père et de son petit-fils.
Lorsque le piteur est le plus âgé des deux, sa relation avec le tireur se joue sur deux registres : d'abord celui de la confiance absolue qui se traduit simplement par le fait que les plombs ne sont jamais repités , ou alors s'ils le sont, c'est uniquement à l'initiative du piteur lui-même qui a jugé imparfait sa première tentative ; ensuite celui du conseilleur car le piteur une fois son premier rôle assumé peut se transformer en conseiller technique. En effet, profitant de sa proximité avec le tireur, le piteur distille quelques conseils au fur et à mesure des jeux qui défilent. En règle générale, les conseils sont écoutés et approuvés.
L'accointance qui existe entre le tireur et le piteur de plomb est suffisamment forte pour nous prouver que les quilles de neuf sont certes un exercice d'adresse, mais également un jeu de relation. Si le score est personnel, l'effort se joue à deux.
Se parler est vital aux quilles de neuf. Sans discussion, pas d'entente, encore moins de conseil, quant au plaisir n'en parlons pas. N'oublions pas que ce sport traditionnel est un jeu d'auberge. L'auberge, ce lieu où il faisait bon se retrouver après le travail, ou le dimanche après la messe. Autrefois, les quillers y étaient légion. Aujourd'hui, c'est différent. Les quillers d'auberge sont moins nombreux mais existent encore.
Félicitons-nous alors de continuer à pratiquer ce sport qui nous procure autant de plaisir et de discussions.
Soyons heureux de connaître ces fameux endroits où l'on connaît à l'avance la qualité de l'accueil.
Mais créer de la relation, échanger sur le plantier ne signifient pas pour autant générer du brouhaha. Bien au contraire. Le silence respectueux qui entoure les derniers gestes du tireur en est le meilleur témoignage.
Il s'agira du prochain sujet : SILENCE…ON JOUE !
Jean-Pierre Aranjo